Attendris devant le berceau, quels parents ou grands-parents n’ont pas rêvé du jour où bébé serait assez grand pour déguster avec eux un splendide bordeaux au millésime de sa naissance? Mais si le breuvage élu se révèle inapte au vieillissement, la déception des buveurs sera à la mesure de leur patience... Et de leur indignation, si le pinard leur a été vendu en toute connaissance de cause par un marchand de vin spécialisé dans la «bouteille-anniversaire».
Pareille déception a failli mûrir dans la cave d’Ignacio Paradela, grand-père d’un petit Gaspard né en mai 2001, et contacté un an après par l’Ame du Vin, une société de Crissier (VD). Le vendeur – auquel n’échappe aucun avis de naissance publié dans la presse – lui propose des bouteilles étiquetées au nom de l’enfant, «à boire avec lui dans quelques années». D’abord réticent, puis séduit, notre lecteur de Tolochenaz se décide pour 24 bouteilles de Graves Château des Tourelles 2001:
«Selon mon vendeur, c’était un choix intéressant pour son prix et ses qualités de garde», se souvient-il. A 39 fr. la bouteille, la commande se chiffre à 936 fr.
Soupçons confirmés
A peine la livraison effectuée, début septembre, un proche d’Ignacio Paradela s’étonne qu’un «vin de garde» soit déjà embouteillé: entre autres facteurs, la longévité d’un cru dépend d’un long séjour en barrique de chêne (2 ans en moyenne) avant la mise en flacon. Un coup de fil au producteur mentionné sur l’étiquette confirme les soupçons de notre lecteur: le Château des Tourelles millésime 2001 est encore en fût à Portets (Gironde), il ne peut donc être en même temps en bouteille à Tolochenaz (VD).
Le viticulteur s’étonne, en outre, que son vin soit vendu comme «vin de garde»: honnête, certes, il ne mérite toutefois pas plus que les 5 euros (7,50 fr.) auxquels il est vendu dans les supermarchés. Furieux et incrédule, Ignacio Paradela demande au vigneron de confirmer la chose par écrit, et dénonce l’affaire au Juge d’instruction de Morges.
Il semble bien ressortir que le vendeur de l’Ame du Vin, la société elle-même et l’importateur genevois ont vraiment cru que le vin correspondait à l’étiquette. Si escroquerie il y a eu, c’est en France, et la justice vaudoise ne s’estime pas concernée. Mais l’étiquette menteuse enfreint le droit alimentaire suisse, et le chimiste cantonal – compétent en la matière – séquestre les bouteilles de M. Paradela et dénonce le cas sous ce nouvel angle. On en est là actuellement.
Marché juteux
La mésaventure de notre lecteur n’a pourtant rien de fortuit. L’Ame du Vin, qui vend des «bouteilles-anniversaire» depuis plus de 20 ans, sait bien qu’il s’agit de crus à boire dans les 3, 5 ou 8 ans au maximum. Responsable commercial de Scherer SA (l’importateur genevois qui fournit l’Ame du Vin), Nicolas Chavaz le confirme: «Cette société nous commande chaque année une certaine quantité de bordeaux du millésime précédent, qui doit être mis en bouteille assez rapidement, pour faire des étiquettes-anniversaire». La précocité de la mise en bouteille garantit à la société de passer devant la concurrence dans le marché juteux, mais restreint, de la bouteille-anniversaire.
Sans cœur, l’Âme du Vin profite-t-elle d’une clientèle crédule? Son patron Pierre-Alain Jaquier réfute mollement l’accusation: «Nos clients s’y connaissent, et savent qu’aujourd’hui, à part les grands crus, plus aucun vin ne dure 20 ans.»
Embarrassé, il cherche à minimiser: «Avec environ 1200 bouteilles sur 100 000 vendues chaque année, la bouteille-anniversaire ne représente qu’une petite part de nos activités commerciales.»
Prix gonflés
Petite, mais lucrative: vendue 39 fr. l’unité, chaque bouteille de Château des Tourelles n’a coûté à l’Ame du Vin que 7,30 fr. chez son fournisseur... «Même en tenant compte des frais qu’occasionne la vente à domicile, notamment les commissions aux vendeurs et les bouteilles gratuites pour dégustation, une bouteille payée 7,30 fr. ne devrait pas être vendue plus de 20 fr.», fait remarquer un professionnel de la vente de vin, souhaitant conserver l’anonymat.
Hélas, après 10, 15 ou 20 ans en cave, ce n’est pas uniquement par son prix disproportionné qu’un tel flacon risque d’arracher une grimace à ses dégustateurs.
Blaise Guignard
vieillissement des vins
Châteaux sous bonne garde
• Selon les œnologues, la plupart des crus rouges du bordelais sont à boire dans les 5 à 8 ans, de même que les petits millésimes des grands crus du Médoc ou de Graves.
• En général, seuls les bons millésimes des grands crus rouges de Bordeaux peuvent attendre plus de 8 ans.
• Il n’y a enfin que les meilleurs millésimes des très grands crus rouges de Bordeaux qui peuvent vieillir pendant 15 à 25 ans.
• Comme toute règle, celle-ci connaît des exceptions… Le Château des Tourelles n’en est pas une.