En septembre dernier, l’initiative lancée par le mouvement «Jeunesse sans drogue», visant – entre autres – à interdire la prescription médicalisée d’héroïne, a été largement rejetée par le peuple. La Confédération s’est donc logiquement sentie en droit de poursuivre son programme, réservé aux toxicomanes de longue date, sévèrement dépendants et sur lesquels les autres traitements ont échoué. Au début de l’année, 800 personnes suivaient un tel programme, mais il faudra 3000 places (sur une population de 30 000 toxicomanes en Suisse) pour répondre aux demandes des centres assurant soins et distribution.
Le calcul est simple: si, comme l’annonce le Département fédéral de l’intérieur, 800 places reviennent à 16 millions de francs, 3000 places coûteront environ 60 millions. Et c’est bien ce qui inquiète les caisses maladie. «Tous les moyens seront mis en marche pour étouffer dans l’œuf une telle évolution», a-t-on pu même lire dans Actuel, l’organe du Concordat des assureurs-maladie suisses (fév. 98). Pour Reto Flück, auteur de l’article, le financement de programmes tendant à la prescription d’héroïne ne peut être du ressort des caisses maladie, car ces programmes représentent avant tout une tâche sociale. Ils doivent donc être pris en charge par la Confédération, les cantons, les communes et les organismes privés.
La médecine d’abord
La doctoresse Annie Mino, responsable du programme genevois de prescription d’héroïne, ne partage évidemment pas du tout cette façon de voir les choses: «Jusqu’à nouvel avis, la prescription d’une molécule n’incombe pas aux services sociaux, mais à la médecine. Nous avons prouvé l’efficacité de nos traitements sur des personnes extrêmement touchées. Je ne comprends pas pourquoi les assureurs voudraient maintenant faire une distinction entre ceux que nous faisons avec la prescription de méthadone ou d’héroïne.»
Le docteur Jacques Besson, directeur du centre Saint-Martin (Lausanne), ne dit pas autre chose: «Un toxicomane dépendant est un malade. Les assurances le savent, puisqu’elles paient les traitements à base de méthadone. Or, face à une situation complexe, il ne peut y avoir qu’une réponse diversifiée. Si donc un médecin estime que la meilleure thérapie possible est à base d’héroïne, je ne vois pas comment les caisses maladie pourraient contester son aspect médical.»
Les deux praticiens sont d’ailleurs étonnés: il s’attendaient certes à une réaction des assureurs, mais ils l’imaginaient différente. «Si les caisses maladie demandaient un approfondissement scientifique de la prescription
d’héroïne, je comprendrais mieux», assure Jacques Besson. Comprenez que ces mêmes caisses pourraient faire valoir que l’héroïne, comme d’autres médicaments, n’a pas encore suffisamment fait ses preuves sur le plan scientifique pour être admise dans la liste des spécialités obligatoirement à la charge des assurances. Mais rien de tel pour l’instant.
Chaque chose en son temps
Du côté de la Confédération, on répond par des faits, rien que des faits. «Premièrement, énumère Ueli Locher, sous-directeur de l’Office fédéral de la santé publique, le processus mettant l’héroïne à la charge des assureurs n’a même pas commencé. Deuxièmement, ce n’est pas nous, mais la Commission fédérale des prestations qui soumettra ou non des propositions au DFI, comme elle le fait pour tous les autres médicaments. Troisièmement, les caisses maladie paient d’ores et déjà une grande partie des prestations médicales, mais pas l’héroïne: ce sont les toxicomanes qui la règlent (15 fr. par jour). Enfin, nous n’avons jamais exclu que les cantons et les communes prennent une partie des frais à leur charge, tant il est vrai qu’il est effectivement difficile de dire, dans de tels programmes, ce qui tient du médical et du social. Mais il est tout aussi faux de ne parler que de tâche sociale.»
Au siège du Concordat des assureurs maladie, on met de l’eau dans son vin. «Peut-être que l’article incriminé était un peu carré, admet le porte-parole Guy-Daniel Gilliéron. Nous voulons simplement faire une distinction franche entre les soins apportés aux individus et le programme en tant que tel. Il n’est pas question de contester la légitimité des toxicomanes à recevoir des soins, mais nous n’avons pas non plus à supporter les frais administratifs du programme qui concerne l’étude à proprement parler. Nous ne voulions rien dire d’autre.»
Christian Chevrolet