Dans un article précédent (Bon à Savoir 12/2002), nous vous avons narré la mésaventure d’un lecteur lors d’une séance d’«information» de Caraïbes-Horizons, à Signy (VD). Ce qui nous a valu d’être contactés, séparément, par deux jeunes filles qui ont toutes deux travaillé pour cette société de time-sharing (vente de semaines de vacances en temps partagé). L’une, Annie*, avec la fonction de téléphoniste et l’autre, Joëlle* comme animatrice de vente.
Sous couvert d’anonymat, toutes deux ont souhaité expliquer leur travail. Joëlle nous a en outre transmis plusieurs documents, dont un Aide-mémoire pour devenir des animateurs/trices évolué/es, signé Alexandre Houisse – un des managers de Caraïbes-Horizons.
Savant cocktail
Les explications des jeunes filles et ces documents donnent une bonne idée des méthodes de l’entreprise pour convaincre les personnes démarchées d’acheter des semaines de vacances en time-sharing: un savant cocktail psychologique, dosé pour transformer des réticences légitimes en adhésion totale. Des méthodes, soit dit en passant, qui n’ont rien d’illégal et ne sont pas l’apanage exclusif de Caraïbes-Horizons, ni du time-sharing.
Vous vous sentez assez fort pour résister? Vous serez peut-être les plus faciles à convaincre.... Du premier coup de fil à la signature du contrat, voici par quelle méthode le client est traqué, piégé et... emballé.
La traque
Annie a fait partie du staff d’une vingtaine de téléphonistes travaillant de 16 h 30 à 20 h 30 à Signy. «Un des cadres présents décidait de la zone géographique à exploiter, et un serveur vocal choisissait des numéros aléatoires», raconte la jeune fille.
Dès que l’appelé(e) répond, le processus commence, par un speech que les téléphonistes apprennent par cœur: «Je me présente, mon nom est Annie, je suis attachée au développement de la société Caraïbes-Horizons à Signy. Dans le cadre de nos nouvelles prestations aux Antilles, nous réalisons un petit sondage...» Suivent des questions destinées à éveiller l’envie et la curiosité du chaland («Aimeriez-vous aller aux Antilles?»), puis un petit questionnaire.
Loin d’un sondage, il s’agit en fait d’éliminer les clients les moins «intéressants» de par leur situation socioprofessionnelle: «Les maçons, les coiffeuses, les rentiers AVS, etc., ne sont pas retenus, ni les moins de 25 ans, ni les Espagnols, les Italiens ou les Portugais, souligne Annie. On entre ensuite dans le vif du sujet: «Et si on vous offrait une semaine de rêve aux Caraïbes?» «Où est l’arnaque?» rétorquent habituellement les gens.
Pas de quoi déstabiliser les téléphonistes, qui disposent d’un argumentaire écrit très convaincant («le séjour offert constitue le budget publicitaire de l’entreprise; la meilleure des pubs, c’est le bouche-à-oreille», etc.), et surtout mettent immédiatement leur interlocuteur en situation d’urgence: l’offre de voyage n’est valable que dix jours encore... «En réalité, nous devons réajuster le pseudo-délai en fonction du jour où nous appelons», précise Annie.
Le piège
Viennent ensuite les conditions: «Tout ce qu’on vous demande, c’est une heure de votre temps à notre agence de Signy, et de venir en couple». En couple? «Un conjoint qui vient seul ne prendra aucune décision», explique notre téléphoniste. Dont le rôle prend fin avec le rendez-vous convenu avec le client alléché: le lendemain, la date est confirmée par courrier au client, que le manager appelle le jour avant le rendez-vous, de façon à s’assurer de sa présence et évaluer le staff de vendeurs nécessaires lors de la séance.
On le sait, la vente proprement dite a lieu dans les locaux de la société, lors de séances-marathons organisées le soir. Chaque couple (ou personne seule, cela arrive) est placé à une table, coaché par un «animateur» (ou une animatrice) – c’est-à-dire un vendeur. Loin de se montrer bêtement agressif, celui-ci use de psychologie, joue en virtuose de la complicité factice qu’il instaure, ainsi que de l’urgence de la situation – toujours en filigrane. Il applique ainsi les principes contenus dans le volumineux Aide-mémoire rédigé par Alexandre Houisse: «Toute la subtilité (…) d’un conseiller sera non pas de vendre nos prestations, mais de transformer ses invités (sic) en demandeurs, autrement dit leur donner la chance de devenir membres.»
Il est vrai qu’il s’agit d’amener une personne venue recevoir une semaine de vacances gratuite à s’engager définitivement pour plusieurs dizaines de milliers de francs... et cela en une soirée («On parle de 1 h, 1 h 30 aux gens, mais la séance dure en règle générale entre 3 h et 3 h 30», explique Joëlle). Tout est fait pour atteindre cet objectif: le moindre sourire, la moindre plaisanterie spontanée... tout, en réalité, suit pas à pas la méthode exposée dans l’Aide-mémoire.
Cette méthode, c’est celle des «closings», et l’animateur en est le fer de lance. Sa conversation avec le client va jouer successivement sur quatre registres: la sympathie éprouvée pour le vendeur, la compréhension des avantages du système, l’envie de vacances et la capacité de s’engager financièrement.
Clients à «closer»
Dans chacun de ces domaines, il doit emporter l’adhésion irréversible de ses «invités»; l’Aide-mémoire lui fournit de précieux conseils pour y parvenir. Pour instaurer un climat de sympathie? «Soyez fun, drôle, intéressant, intéressé surtout, recherchez des points communs, au besoin inventez-les!» Pour susciter l’envie? Rien de tel que le take-away, ou anti-vente – suggérer au client qu’il n’est peut-être pas digne de l’offre qu’on lui fait: «Si cela nous chante, nous vous dirons «non»... sauf si vous insistez!»
Logique biaisée
Pour convaincre les invités qu’ils peuvent payer? Leur faire penser que devenir membre est hors de prix... avant de les surprendre par la «modestie» de la dépense réelle. Pour vaincre les réticences du conjoint le plus méfiant? «Posez la question en premier au plus positif des deux... Le pseudo-réticent réfléchira avant de contredire son conjoint.»
Bref, de ficelles en trucs, d’explications en démonstrations, d’assauts de charme en questions innocentes, le vendeur en vient à résumer chaque registre abordé en une question, proposant au client un «choix logique et fermé»: «Vous auriez la possibilité de vous offrir des vacances formidables tous les ans, vous vous en priveriez, Archibald?» En d’autres termes, le client est enfermé dans une logique biaisée, avec pour seule issue son accord: le voilà «closé»!
Raffinement du système, chaque «closing» ne peut lui-même se résoudre que dans le suivant: un «oui» au registre «sympa» entraîne fatalement le client à se prononcer sur le registre «compréhension», et ainsi de suite.
Bien appliquée, la méthode, comparée à un «entonnoir» par les managers de Caraïbes-Horizons, est redoutable: «Ceux qui arrivaient en hurlant à l’arnaque étaient les plus faciles à emballer, se souvient Joëlle. Tous leurs arguments balancés d’emblée, il nous suffisait de les démonter un par un.»
Mais pas question pour le vendeur de se transformer en technicien: «Soyez KISS!» KISS étant l’acronyme de keep it simple and stupid, «restez simple et stupide». Sa tâche est avant tout de conditionner les gens au rêve. Lorsqu’une question technique ou une autre difficulté surgit, on appelle un cadre (en général au nombre de trois par séance). A lui les explications qui engagent la crédibilité de l’entreprise – des explications qui sont autant de «paliers» dans la «courbe ascendante» suivie par les invités ainsi manœuvrés.
C’est également un cadre qui conclura la vente, une fois les «4 oui» patiemment extirpés du client. Une fois l’engagement pris, ce dernier a 15 jours pour verser l’argent sur le compte de Caraïbes-Horizons.
Dernier recours
On l’imagine facilement: le processus prend du temps, et la soirée est éprouvante, y compris pour les vendeurs. Une réaction de «craqua-ge» nerveux expliquerait-elle donc les commentaires hostiles dont notre lecteur (BàS 12/2002) avait été la cible? Pas du tout. «Comme cela s’est produit à plusieurs reprises, un soir, une dame a fait mine de partir sans avoir cédé, rapporte Joëlle. L’un des cadres l’a ouvertement et grossièrement rabaissée. Du coup, la dame s’est rassise et a signé!» Bref, l’insulte est une forme d’antivente qui peut s’avérer efficace.
Kiss!
Et la semaine-cadeau, dans tout ça? Serait-elle aussi bidon que les sourires des vendeurs? «Elle est bien réelle! Il est essentiel que ceux qui n’ont pas cédé, surtout, se rendent aux Caraïbes, où l’on tentera à nouveau de les convaincre d’acheter du time-sharing. Et puis, s’ils sont contents de leur séjour, ils reviendront peut-être sur leur décision.»
Blaise Guignard