Généralement, les consommateurs ignorent que le premier rempart qui les protège des arnaques et des atteintes à leur santé liées à l’alimentation est occupé non par de courageux militants, mais par les équipes d’inspecteurs et de laborantins des chimistes cantonaux.
Pour veiller à la sécurité alimentaire des citoyens, ces derniers ont en grande partie recours à l’analyse en laboratoire des denrées alimentaires. Familière au public, l’image du chimiste en blouse blanche devant ses cornues et ses éprouvettes n’est pas totalement dépourvue de fondement, mais ne recouvre qu’une partie de la réalité: de nos jours, les analyses exigent fréquemment un outillage sophistiqué et des procédures extrêmement strictes.
Analyses par milliers
Pour les seules denrées alimentaires, le Laboratoire cantonal vaudois a procédé en 2001 à près de 4500 analyses; l’an dernier, son homologue genevois, le Service de protection de la consommation, en a fait plus de 4800. Un travail considérable, dont le 80% est constitué par les échantillons prélevés par les inspecteurs, à la demande du laboratoire ou spontanément. S’y ajoutent les analyses sollicitées par des entreprises commerciales voulant s’assurer de la conformité d’un produit prototype, ou par des privés.
La nature de ces dernières demandes est très variable – et parfois loufoque. Il s’agit par exemple de jardiniers amateurs inquiets de la qualité des fruits de leurs carreaux gazés par l’autoroute toute proche. Le Laboratoire vaudois a aussi été sollicité par une personne voulant connaître la composition d’un savon qu’elle appréciait au point de vouloir en fabriquer une copie artisanale à des buts de commercialisation… «Nous ne les faisons que si elles font de toute façon partie de notre routine, ou si elles présentent un intérêt particulier pour le laboratoire, précise Bernard Klein, chimiste cantonal vaudois. Sinon, nous renvoyons les gens à un laboratoire privé.»
Une partie non négligeable des demandes émane de consommateurs victimes d’intoxications alimentaires, souhaitant identifier la cause de leur malheur. «C’est souvent impossible, soupire Bernard Klein: les échantillons prélevés sont généralement altérés lorsque la victime est en état de nous les soumettre…»
Empoisonnés!
Enfin, chaque année, une dizaine de personnes convaincues d’être victimes d’empoisonnement criminel apportent des substances suspectes au laboratoire. «L’analyse devrait porter théoriquement sur plusieurs milliers de toxiques envisageables, ce qui est impossible. Autrefois, nous donnions les mets suspects en repas aux souris du service vétérinaire pour les tester. La loi nous l’interdit désormais…», précise malicieusement Bernard Klein. Qui précise que ces tests, à sa connaissance, n’ont jamais fait de victimes parmi les rongeurs.
Loin de dresser le profil chimique complet d’un produit, les analyses ne visent qu’à établir ou exclure la présence de substances prédéterminées: résidus chimiques (pesticides dans les légumes, antibiotiques dans la viande ou les crevettes), contaminants (métaux lourds, solvants, etc.), toxiques cancérigènes (acrylamide dans les chips, aflatoxines dans les épices) ou germes pathogènes comme les Escherichia Coli sévissant dans la viande crue, susceptibles de causer des maladies graves.
Le cas échéant, l’analyse permet encore de déterminer si la quantité découverte dépasse le maximum admis par la loi (valeur-limite). Mais le plus souvent, il s’agit de déterminer l’état de propreté microbiologique d’aliments en comptant des germes inoffensifs, mais révélateurs.
La durée de l’analyse varie en fonction de plusieurs facteurs: son objet, d’une part (déterminer un pH) prend 30 secondes, définir la nature exacte des stérols, constituants de la graisse permettant d’identifier l’origine de celle-ci demande plusieurs jours; la quantité critique de substance recherchée, d’autre part (isoler une substance qui constitue 10 ou 20% de la masse du produit analysé est plus aisé que des composés dont une trace infime suffit pour dépasser les normes légales).
Alors, la vérité sort-elle du microscope? «L’infaillibilité à 100% n’existe pas, tempère Bernard Klein. On fait très peu d’erreurs lorsqu’il s’agit d’établir la présence ou l’absence d’une substance; mais en dépit des précautions prises pour l’éviter, l’erreur humaine est toujours possible.»
Précautions
N’empêche, face à la sophistication croissante des moyens dont dispose l’industrie alimentaire, les analyses sont condamnées à devenir elles-mêmes de plus en plus complexes. «La tromperie prend d’avantage d’importance et devient très difficile à détecter, constate Claude Corvi, chimiste cantonal de Genève. Il est très ardu de vérifier chimiquement qu’un «jus d’orange frais» n’est pas composé de concentré ou qu’un arôme dit naturel n’est pas en réalité un produit de synthèse, chimiquement presque identique.»
Lorsque la technologie atteint ses limites, conclut le patron du laboratoire genevois, tout repose sur la traçabilité des produits – les données qui en déterminent la qualité, la provenance, la composition, le mode de préparation, etc.. Bref, le microscope n’est pas près de détrôner l’étiquette.
Blaise Guignard
genève et vaud en chiffres
Inspections: un commerce sur quatre épinglé
Pour contrôler tous les établissements publics et les commerces du canton, les laboratoires cantonaux disposent d’un staff de moins d’une dizaine d’inspecteurs, parfois aidés de collaborateurs locaux.
Impossible de tout contrôler chaque année, mais impensable de se fier au hasard: la périodicité des inspections est donc proportionnelle à la sensibilité du public. Les crèches et les EMS sont inspectés une fois par an, les restaurants à une cadence bisannuelle, à moins qu’une visite mette en évidence un problème; enfin, les commerces moins «risqués» comme les boulangeries ou les kiosques sont contrôlés tous les trois à quatre ans.
Les inspecteurs vérifient notamment l’hygiène, l’état des locaux et des ustensiles, les températures et conditions de stockage des denrées et, le cas échéant, prélèvent des échantillons qui seront analysés en laboratoire.
Lorsque la visite met à jour des lacunes, les inspecteurs remettent un constat au contrevenant dans les cas de peu de gravité, ou font suivre aux autorités compétentes qui prononcent une sanction (avertissement, amende, voire fermeture en cas de manque grave à l’hygiène).
«Depuis plusieurs années, le taux de contestation se stabilise autour de 20 à 25% des commerces inspectés, note Claude Corvi, patron du Service de protection de la consommation (GE). Il s’agit le plus souvent de restaurants épinglés pour des problèmes d’hygiène, de température des frigos, parfois des désignations trompeuses sur le menu. Des problèmes dus fréquemment à la négligence ou à un personnel insuffisant.»
Inspections et analyses
Quelques chiffres révélateurs
• Inspections
En 2002, à Genève, 1203 inspections ont été effectuées, dans 553 cafés, restaurants, hôtels, cantines, etc.; 92 établissements médico-sociaux, homes, cantines scolaires; 84 boucheries, traiteurs, poissonneries; 182 grandes surfaces alimentaires, laiteries, marchés; 99 boulangeries; 94 industries alimentaires, grossistes, importateurs, centrales; 95 autres commerces d’alimentation.
En tout, 222 responsables d’établissement ont reçu un avertissement, 96 responsables ont reçu une amende et 1 établissement a été fermé provisoirement.
Et sur les 437 restaurants contrôlés, 102 locaux, 130 réfrigérateurs et 181 «autres matériaux» ont été jugé sales (le cumul étant fréquent).
• Analyses
En 2001, dans le canton de Vaud, 4438 denrées alimentaires ont été analysées, dont 1041 ont été déclarées non conformes, pour les raisons suivantes: emballage ou design non conforme (360); composition (161); qualité microbienne (528); résidus et contaminants (20).
Parmi ces contestations, 169 cas ont donné lieu à un simple constat (lire encadré à gauche); 369 cas ont se sont soldés par un avertissement; 249 ont été transmis aux autorités et 130 ont été transmis à d’autres laboratoires cantonaux.
les croisés de la conso
Le cahier des charges des chimistes cantonaux
C’est un paradoxe: le public, qui n’a jamais été aussi soucieux de sa sécurité alimentaire, ignore généralement totalement le travail des laboratoires cantonaux. Dépourvu de dépit, ce constat émane de Claude Corvi, chimiste cantonal genevois.
Les laboratoires chargés de faire respecter la législation fédérale sur la sécurité alimentaire sont dirigés par un chimiste cantonal. En pratique, ils vérifient que la composition, la qualité sanitaire, l’étiquetage ainsi que les conditions de mise sur le marché des denrées alimentaires soient conformes aux dispositions légales. Les pouvoirs du chimiste sont étendus: il peut avertir, dénoncer, mettre à l’amende, confisquer, modifier, détruire, bloquer — bref, prendre toutes mesures utiles et à tous les niveaux (production, emballage, vente, stockage, etc).
En sus des denrées alimentaires, les laboratoires sont chargés des eaux de boisson et de baignade, du contrôle des vendanges et des objets usuels (essentiellement les bijoux, la vaisselle et les jouets).
Moyens
Les effectifs dont ils disposent varient selon les cantons, mais s’articulent autour du chimiste, de ses adjoints et de son équipe d’inspecteurs et de laborantins — au total une quarantaine de personnes dans les labos «bien pourvus» comme le sont ceux de Genève, Vaud, Berne, etc. Quant aux méthodes, les laboratoires en utilisent essentiellement deux: l’inspection et l’analyse. La première vise à vérifier les conditions dans lesquelles les denrées alimentaires et les objets usuels sont préparés, conditionnés, mis en vente, etc., par des visites-surprises sur place; la seconde se passe véritablement «au labo», où l’on analyse chimiquement les denrées pour déceler les éventuelles infractions.
Collaborations
La vocation cantonale des labos ne les empêche pas de collaborer entre eux. Parfois, la collaboration est nécessaire de par l’ampleur du travail — par exemple la recherche de pesticides dans les moûts de raisin et le raisin de table, menée en commun par les laboratoires cantonaux genevois, vaudois, valaisan et neuchâtelois. Il s’agit également d’exploiter les compéten-ces spécifiques développées par certains teams: Genève permet ainsi aux autres labos de profiter de son expérience et de ses outils sophistiqués en matière d’analyse de résidus; Vaud s’est fait une réputation dans l’identification de tissus animaux prohibés; Neuchâtel est spécialisé dans la recherche de substances prohibées dans les eaux de boisson, etc.
Enfin, pour faire face à l’augmentation du nombre de produits alimentaires importés, les labos collaborent aussi avec la Confédération ainsi qu’avec leurs homologues étrangers.