Suzanne Vaudroz est écœurée. Début novembre, l’ORP (Office régional de placement) de Morges l’a déclarée «inapte au placement». Car elle a refusé de signer une déclaration de renonciation à allaiter sa petite Marion, âgée aujourd’hui de 6 mois. Cela parce qu’elle avait mentionné dans trois offres à des employeurs potentiels (indiqués par l’ORP) qu’elle allaitait son enfant. «En imposant aux employeurs potentiels de pouvoir allaiter sur son lieu de travail, l’assurée restreint considérablement ses possibilités de pouvoir être engagée», justifie l’ORP. Elle n’a donc plus droit aux allocations de chômage, et doit rembourser celles reçues depuis l’accouchement!
«A part dans ces trois offres, je n’ai jamais mentionné que j’allaitais, explique la jeune mère. Ce n’est qu’au début que je comptais le faire au travail. On m’aurait alors amené Marion sur place. Maintenant, je peux tirer mon lait deux fois par jour – cela prend environ 20 minutes – et l’amener à ma fille midi et soir. Je l’ai déjà fait pendant un cours d’informatique suivi dans le cadre du chômage pendant un mois à plein temps. De plus, mon lait diminue: je vais donc forcément moins allaiter.»
Mme Vaudroz semble donc bien être apte au placement. C’est pourquoi la décision de l’ORP étonne, à plus d’un titre, Isabelle Perrin, juriste et secrétaire syndicale à unia-FIPS (Fédération interprofessionnelle des salariés).
Contraire à la loi
• La décision est en contradiction avec la loi sur le travail (art. 35), qui oblige l’employeur à accorder le temps nécessaire pour allaiter.
• L’allaitement pourrait être une raison d’inaptitude au placement s’il empiétait beaucoup sur le temps de travail (entraînant aussi une importante perte de salaire). Mais pour le déterminer, il faut savoir comment la mère allaite: à la maison, au travail, en tirant son lait? Or, à aucun moment, l’ORP lui a demandé ces détails, ni évoqué d’éventuelles sanctions.
• En suivant un cours à plein temps, en veillant à l’organisation de la garde de l’enfant et au mode d’allaitement compatible avec sa participation au cours, la jeune mère a prouvé son aptitude au placement.
• Il est injustifié de la déclarer inapte dès l’accouchement: en cas d’incapacité de travail (maladie, accident, maternité) la
loi sur l’assurance chômage (art. 28) donne droit aux indemnités journalières durant les 30 jours suivant l’incapacité.
Berne désapprouve
Denise Flury, juriste adjointe scientifique à la Division assurance chômage de l’OFDE (ex-OFIAMT) s’étonne aussi de la décision de l’ORP de Morges. Sans pouvoir parler du cas précis, faute d’avoir reçu le dossier de Mme Vaudroz à temps, la juriste note que l’aptitude au placement d’une jeune maman désirant allaiter «demeure entière», même si d’éventuels employeurs sont peu enclins à l’engager. Ce qu’a également confirmé le Tribunal fédéral des assurances (arrêt C du 3.10.95), en acceptant le recours d’une mère déclarée inapte au placement, car elle comptait allaiter deux fois par jour son enfant qu’une tierce personne lui amenait au travail.
Enfin, Mme Flury constate qu’«aucune autorité n’a le droit de demander à une assurée de renoncer à l’allaitement», comme l’a pourtant exigé l’ORP de Morges.
Omettre la vérité
François Chanson, responsable du secteur juridique, défend pourtant le bien-fondé de la décision de l’ORP de Morges. «Tout au plus certains arguments pourraient-ils être mal fondés», concède-t-il. Par exemple le fait qu’on n’a pas demandé comment Mme Vaudroz comptait allaiter son enfant. Toutefois, en faisant le choix – tout à fait légitime – d’allaiter, une mère restreint ses possibilités d’engagement et donc son aptitude au placement, maintient-il. De plus, l’assurée a indiqué allaiter à trois employeurs potentiels.»
La jeune mère aurait-elle donc dû mentir? De l’avis de Denise Flury, il vaut effectivement mieux omettre l’allaitement lors d’un entretien d’embauche. Motifs: l’allaitement est passager et sa fréquence diminue rapidement. Et, contrairement à l’accouchement, cela ne coûte rien à l’employeur. Une fois engagée, la jeune mère pourra alors invoquer son droit à l’allaitement.
L’honnêteté de Suzanne Vaudroz ne jouera pas nécessairement en sa défaveur. Car malgré la position rigide du service de l’emploi, elle semble avoir de sérieuses chances de voir aboutir le recours qu’elle a décidé de déposer. Affaire que, bien sûr, nous suivrons.
Ellen Weigand