Les graphologues prétendent pouvoir définir le caractère et les capacités d’une personne à travers son écriture. Pour ce faire, ils se basent sur des caractéristiques telles que la taille, l’inclinaison ou la forme des lettres. De nombreux employeurs suisses (lire l’encadré) s’y fient et fondent leurs décisions sur ce genre d’expertise. Or, notre enquête démontre qu’ils pourraient tout aussi bien tirer au sort parmi les dossiers et, du coup, économiser entre 150 et 300 fr. par candidat!
Bon à Savoir a en effet soumis des échantillons d’écriture de cinq personnes différentes à cinq graphologues (lire l’encadré ci-dessous). Les évaluations sont apparues souvent très différentes d’un expert à l’autre, voire contradictoires. L’un des candidats a par exemple réussi l’exploit d’être considéré comme «peu entreprenant» et «plutôt peureux» par l’un des spécialistes, alors qu’un autre le qualifiait d’«expéditif, allant droit au but et ayant le sens de l’initiative»! Certains experts se sont aussi contredit eux-mêmes. Et dans le pire des cas, une graphologue a été jusqu’à émettre le diagnostic psychiatrique d’un candidat...
Dans un deuxième temps, le psychologue Thorsten Sievert, conseiller en sélection du personnel et de cadres depuis de longues années, a examiné le travail des graphologues. «Il y en a pour tous les goûts, critique-t-il sévèrement, et les analyses contiennent un fouillis d’interprétations qui se contredisent partiellement ou qui sont remises en question dès la phrase suivante. Par exemple, cette femme décrite comme ayant une nature plutôt molle, mais qui pourrait se montrer plutôt décidée et sûre d’elle pour des raisons de compensation. Une autre a été décrite à la fois comme solitaire, mais ayant l’esprit d’équipe.»
Marc de café
Mais M. Sievert n’est pas étonné que certaines analyses soient exactes: «Parmi une multitude d’interprétations diverses, on peut toujours trouver quelque chose d’adéquat! Ne serait-ce que parce que les les graphologues disposent d’informations sur la personnalité du candidat dans le contenu de la demande d’emploi manuscrite.» Il n’empêche: selon Thorsten Sievert, utiliser la graphologie pour sélectionner du personnel n’est parfois pas loin «de la lecture du marc de café».
Une conclusion à laquelle adhère également Didier Meuwly, de l’IDEAP, à Lausanne, auteur d’une étude récente La graphologie: méthode d’évaluation du personnel en management: «L’ensemble des résultats obtenus lors de cette étude montre que l’art des graphologues réside surtout dans leur capacité à énoncer des banalités en leur donnant une tournure personnalisée, et non pas à établir
un profil psychologique réel d’une personne, comme peuvent le faire partiellement des psychologues, avec des méthodes scientifiquement admises», écrit-il.
Notre test ne dit pas autre chose. Après dépouillement des réponses données par les cinq graphologues aux neuf questions posées pour chaque candidat (lire l’encadré), on s’aperçoit que la moitié de ce qu’affirment les graphologues est exacte. Et donc, très logiquement, que l’autre moitié est fausse! Ce constat a été établi par les candidats eux-mêmes, ainsi que par leur employeur de longue date. Le résultat coïncide avec celui publié en 1992 dans une étude menée sur 200 analyses graphologiques (Beyerstein/ Beyerstein, Evaluations of graphology).
Les journalistes du quotidien Le Monde ont été encore plus pervers: ils ont soumis à six experts deux échantillons d’écriture d’une même femme, l’un écrit de la main droite, l’autre de la main gauche. Aucun d’entre eux ne s’est demandé s’il pouvait s’agir de la même personne. Et leurs évaluations de cette femme étaient fort divergentes!
Interrogés sur les grandes différences constatées dans leurs réponses, les graphologues mandatés par Bon à Savoir critiquent le manque de minutie et de connaissances professionnelles de leurs confrères! «Toute profession compte des moutons noirs», disent certains. «Les portes sont ouvertes à toutes sortes de charlatans», ajoutent d’autres. Et de préciser que, de manière générale,
de telles expertises ne sont qu’une petite pierre dans la mosaïque que constitue l’appréciation d’un candidat.
Affirmations dénigrantes
Reste qu’ils donnent des jugements très définitifs sur les candidats. D’un côté les expertises reçues par Bon à Savoir sont en effet tout à fait bienveillantes et enthousiastes pour les candidats. Mais de l’autre elles contiennent des affirmations négatives voire dénigrantes. Qui engagerait, par exemple, une femme considérée comme une «personnalité autoritaire avec un léger problème affectif»? Ou dotée d’une «humeur dépressive»?
Même les graphologues convaincus mettent en garde contre de telles descriptions: «On ne devrait jamais lancer de telles affirmations, estime Urs Imoberdorf, chargé de cours de graphologie à l’Université de Zurich. Un employeur sans formation en psychologie ne saura de toute façon rien en faire.» Et de constater: «Décrire une personne à travers une expertise graphologique est toujours une tâche exigeante. Dans le fond, il est seulement possible d’approcher la vérité.»
LES PHASES DU TEST
9 questions à 5 graphologues
Bon à Savoir a demandé à cinq graphologues, dont quatre femmes, tous de formation différente, et membres d’associations de graphologues (dont deux de l’Association graphologique suisse, qui exige, entre autres, que ses membres aient suivi des études de psychologie), d’examiner cinq lettres de candidature. Ils étaient censés travailler pour le compte d’un cabinet d’avocat, cherchant le candidat idéal parmi cinq personnes qui ignoraient qu’une analyse graphologique allait être effectuée sur la base de leurs offres d’emploi. Nous avons demandé aux experts de répondre à neuf questions:
1. Le candidat a-t-il l’esprit d’équipe ou est-il plutôt individualiste?
2. Est-ce une personne équilibrée, d’humeur égale ou plutôt impulsive et colérique?
3. Travaille-t-il plutôt rationnellement ou intuitivement?
4. En cas de stress, réagit-il plutôt de manière rationnelle ou émotionnelle?
5. En cas de stress, réagit-il spontanément ou avec hésitation?
6. Est-il plutôt ambitieux ou modeste?
7. Travaille-t-il de manière indépendante ou non?
8. Est-il précis ou superficiel?
9. Sait-il s’imposer facilement ou non?
L’intérêt principal de l’exercice était bien sûr de savoir si les graphologues allaient parvenir à des évaluations identiques ou du moins semblables pour chaque candidat. Car, s’il existe des critères scientifiques pour analyser une personnalité à travers son écriture, les experts devraient majoritairement en arriver aux mêmes conclusions.
Ensuite, nous avons soumis les résultats des expertises à un psychologue, conseiller en personnel. Enfin, les candidats eux-mêmes ont évalué les expertises, tout comme leur employeur de longue date.
2e encadré
RÉPONSE AUX QUESTIONS
L’accord du candidat
• Un employeur peut-il demander une étude graphologique sans l’accord préalable du candidat?
Non, il a besoin de son accord explicite. Le préposé
fédéral à la protection des données demande même que l’employeur signale déjà dans son offre d’emploi s’il veut faire une telle analyse, afin que les candidats puissent refuser. Ils le feront en mentionnant sur leur lettre manuscrite: «Expertise graphologique non désirée». Mais il est vrai qu’en agissant de la sorte, ils n’augmenteront pas leurs chances d’engagement!
• Que peut faire un candidat si un employeur demande une telle expertise sans son assentiment?
Il peut exiger sa destruction, qu’il soit engagé ou non. De plus, il a la possibilité de demander réparation pour violation de son droit de la personnalité et/ou des dommages et intérêts. Mais il vaudra mieux alors se faire conseiller par un juriste.
• Une expertise graphologique peut-elle aussi contenir des données sur la sphère privée?
Non. L’employeur ne peut poser au graphologue que des questions servant à évaluer l’aptitude du candidat au poste à pourvoir. Des études de caractère générales sont illicites. Inadmissibles également, les questions sur les orientations religieuses et politiques ainsi que sur la santé du candidat.
• Le candidat a-t-il le droit de voir l’expertise s’il est engagé?
Oui. Il peut en tout temps demander une copie, gratuitement.
• Que devient cette expertise si le candidat, devenu employé, quitte son emploi?
L’employeur doit la détruire.
3e encadré
EN CHIFFRES
Engouement suisse
Robert Zaugg, assistant à l’Institut pour l’organisation et le personnel de l’Université de Berne, a interrogé 838 entreprises suisses sur leurs méthodes de sélection du personnel. 65% d’entre elles recourent à un graphologue lors de l’engagement d’un cadre. Un engouement que seule la la France surpasse, puisque 93% des entreprises y recourent, dont 55% de façon systématique! A titre comparatif, cette méthode est utilisée par 36% des recruteurs belges, par15% de recruteurs espagnols, mais par moins de 10% de recruteurs anglais et allemands. Les Etats-Unis et le Canada, quant à eux, ignorent carrément la graphologie!