Des pinces de homard fabriquées en usine et des queues de crevette moulées à froid: voici ce que les consommateurs neuchâtelois ont failli retrouver au menu du réveillon 1999. Bug gastronomique? Non, «spécialités» à base de surimi, proposées par la coopérative Migros neuchâteloise. Ces produits louches n’ont pas échappé à la vigilance de Bon à Savoir, et pas davantage à la sanction des autorités. Avisé par nos soins, le chimiste cantonal de Neuchâtel a demandé leur retrait des rayons, une semaine avant Noël, après avoir constaté leur caractère trompeur – donc illicite.
En soi, le surimi n’est pas nouveau. Voici plus de dix ans que l’on trouve en grande surface cette préparation de chair de colin et de merlan réduite en purée, puis additionnée de blanc d’œuf, de sel et d’eau. Plutôt fadasse, ce cervelas marin est aromatisé au jus de crabe et recouvert d’une couche de paprika. La plupart du temps, il est conditionné en bâtonnets et vendu comme «snack» à grignoter, avec un certain succès: 150 ton-
nes vendues en Suisse en 1998 – une goutte d’eau dans l’océan, toutefois, en comparaison des 5000 tonnes de crevettes consommées chaque année par les Helvètes.
Le surimi déchaîne en tout cas le lyrisme des distributeurs. Chef du marketing poissons à Migros, Erwin Freitag considère qu’il contribue à la survie de la planète et de l’humanité: «On économise les ressources naturelles, en utilisant des poissons inconsommables par l’homme sans le traitement de fabrication des surimi.» Vraiment?
Les Neuchâtelois n cobayes
Certes, la composition douteuse du surimi ne suffit pas à en faire un produit illicite. Mais la forme donnée à la purée originelle ne se limite pas au bâtonnet. Après les avoir proposées à ses magasins zurichois, Migros a lancé en terre romande deux préparations à base de «surimi préformé», en forme de pince de crabe ou de queue de crevette (photo de droite). Les consommateurs neuchâtelois ont eu le douteux privilège de tester ces produits préemballés, introduits à titre d’essai dans l’assortiment de leur coopérative.
Ces vrais-faux crustacés ne posent aucun problème à Erwin Freitag. «L’étiquette est claire. Des indications comme «préparation de chair de poisson à l’arôme de chair de crabe» y figurent. Et tous les ingrédients sont indiqués.» Et, bien sûr, tout le monde sait ce qu’est un surimi. Aucun risque de confusion, alors? Distributeur de surimis préformés du même genre pour la maison Waro, Roger Krattiger est catégorique: «Le prix fait la différence! On ne trompe pas le consommateur. C’est un plus pour l’œil.»
Un plus qui fait froncer le sourcil de Roland Charrière, chef du Service des denrées alimentaires d’origine animale à l’Office fédéral de la santé publique. Nous lui avons fait parvenir des photos et descriptifs des produits vendus par Migros à Neuchâtel. Son commentaire n’a pas tardé: «Il s’agit clairement d’une violation des articles 18 et 19 de la Loi sur les denrées alimentaires, interdisant l’imitation et la tromperie.»
Mauvaise foi
La réaction de Migros sera une perle de candeur étudiée: «Le fait que ces formes soient susceptibles de faire naître de fausses attentes de la part de certains consommateurs, en particulier de donner à croire qu’il s’agit de chair de crevette ou de homard, est évidemment indépendant de notre volonté.» Et d’assurer que lors de l’évaluation des produits, fin janvier 2000, «le problème de leur forme sera naturellement au centre de la discussion».
Fin janvier? «Trop tard, tranche le Dr Marc Treboux, chimiste cantonal neuchâtelois. Ce produit typique des fêtes de fin d’année risque d’abuser bien des consommateurs.» Après avoir prélevé un échantillon, le chimiste confirme l’avis de l’OFSP et fait retirer les produits non conformes des rayons neuchâtelois. Non sans avoir jugé l’étiquetage certes conforme, mais peu clair et mal disposé, et en ironisant au passage sur la mauvaise foi du géant orange: «Pourquoi ne pas avoir donné à ces surimis la forme d’une cuisse de poulet, si le but n’était pas d’induire une confusion dans l’esprit des gens?» Reste à espérer qu’à Noël 2000, on n’aura pas du fromage d’Italie en forme de dinde aux marrons.
Blaise Guignard