Le 20 janvier dernier, Berne a décidé que le thé ne fera plus partie des réserves de crise dès la mi-1998. Parallèlement, le stockage obligatoire de charbon doit être progressivement aboli sur une période de sept ans. Résultat: l’in-dustrie, et donc surtout le consommateur, économisera 1,25 million de francs par an.
Mais c’est bien peu de choses comparé aux 600 millions que les réserves de crise obligatoires nous coûtent annuellement. Car ces stocks sont gigantesques: plus de 7 tonnes de denrées alimentaires, de carburants, fourrage, engrais et médicaments dorment dans d’innombrables dépôts, éparpillés à travers toute la Suisse. Ce à quoi s’ajoutent encore divers matériaux de construction et électriques, des textiles ou des produits chimiques (voir schéma encadré). Valeur totale de ce trésor de marchandises: 6 milliards de francs!
Autrefois, on les appelait les réserves de guerre. Car l’objectif était que le pays soit indépendant des importations et donc autosuffisant en temps de crise. Une idée isssue des deux conflits mondiaux.
Depuis la fin de la guerre froide, les menaces militaires classiques sont fortement réduites. Si bien qu’aujourd’hui, ces réserves sont davantage destinées à répondre à une impasse d’approvisionnement due à une catastrophe naturelle ou à des crises politiques ou sociales.
Pour constituer ces réserves obligatoires, la Confédération travaille avec des entreprises privées: quelque 1200 contrats lient ainsi des importateurs qui approvisionnent et gèrent ces dépôts. Mais le coût est payé par le consommateur et non par les entreprises elles-mêmes. Ces dernières ont en effet institué des fonds de garantie pour couvrir leurs frais de stockage. Des fonds nourris par des surtaxes prélevées sur les marchandises importées.
Exemple: en juillet 1996, pour 100 kg de sucre, un importateur payait quelque 152 francs sur le marché mondial. Mais il devait aussi, en plus, déposer 24 francs – soit 16% du prix d’achat – sur le fonds de garantie (voir encadré ci-contre). Somme prélevée dans la poche du client, qui paie donc un prix inutilement surfait pour son sucre. Au total, les Helvètes ont ainsi déboursé 430 millions de francs pour les réserves de crise en 1996.
Mais ce n’est pas tout! Chaque contribuable, donc chaque consommateur, finance aussi ces stocks obligatoires par le biais de ses impôts. En effet, pour 1998, 4 millions de francs sont budgetés et ponctionnés dans les caisses fédérales. Cette somme correspond au financement de l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays (OFAE), responsable du stockage de crise.
Allègements fiscaux
Enfin, les tenanciers des surfaces de stockage bénéficient d’allègements fiscaux. Mais personne n’a voulu dire à Bon à Savoir combien d’argent la Confédération perdait ainsi chaque année. Les déficits de recouvrement fiscaux ne sont pas établis, répond par écrit Andreas Bellwald, le patron de l’OFAE et donc responsable de tous les dépôts de réserves obligatoires. Mais dans un document confidentiel en notre possession, un fonctionnaire de l’office fédéral estime ces pertes fiscales entre 100 et 150 millions de francs par an. Le coût annuel des réserves de crise s’élève donc à au moins 534 millions de francs.
Malgré tout, Berne tente de minimiser ces dépenses: l’argent perdu par les allègements fiscaux ne gréverait que faiblement les caisses fédérales. Et les coûts d’entretien des réserves de crise ne constitueraient rien d’autre qu’une sorte de prime d’assurance pour une éventuelle situation de crise.
Pour M. Prix, Werner Marti – qui pense même qu’on pourrait abolir ces réserves – le calcul du OFAE est trop facile: «On ne peut pas simplement imputer les coûts aux consommateurs et affirmer que cela ne coûte rien.» Helmut Hubacher, ancien conseiller national (soc./BS) ajoute pour sa part: «Même si on considère que les coûts sont peu importants, ce n’est pas une raison suffisante pour continuer ainsi!»
Du tabac pour la survie
Il n’y pas que le prix qui met en doute l’utilité des réserves de crise. Celles-ci sont en effet censées contenir des produits qui «ont une importance pour la survie», selon le patron du OFAE. Si bien que les responsables des dépôts se seraient limités «à l’essentiel». Un principe qui ne semble pourtant pas respecté aux vues des deux exemples suivants:
• Café, tabac: 28 130 tonnes de café et une quantité tenue secrète de tabac sont prêts pour une éventuelle crise. «De pures produits de luxe, qui n’ont rien à voir avec la survie», estime M. Marti. Point de vue de l’OFAE: le café est une denrée qui a «un effet stimulant» et rend donc une crise plus supportable.
• 145 168 tonnes d’engrais, 418 401 tonnes de fourrage et 1600 tonnes de semences pour fourrage sont stockées dans les réserves obligatoires. Une quantitié «totalement exagérée» pour l’agriculteur et conseiller national Ruedi Baumann (Verts/BE). En situation de crise on pourrait utiliser déchets et fumier au lieu des engrais stockés. «Et en cas de problème grave, on devrait de toute manière revoir toute la production agricole.» Par exemple en abattant les bêtes et en cultivant des patates pour notre propre alimentation au lieu des plantes destinées au bétail. Le fourrage stocké serait donc superflu.
Manque de volonté politique
Malgré une critique accrue des réserves obligatoires, la diminution de ces provisions de guerre ne se fait qu’à petits pas, depuis le début des années 90. «La volonté politique d’un changement en profondeur fait encore défaut», constate la conseillère nationale Käthi Bangerter (rad./BE). La raison en est évidente: trop de gens tirent profit de ces stocks énormes.
Car en plus des allègements fiscaux, la Confédération se porte garante auprès des banques pour les firmes concernées. Si bien qu’elles obtiennent des emprunts à des conditions plus avantageuses. Ce qui vaut son pesant d’or pour nombre de petites et moyennes entreprises. Voilà pourquoi beaucoup d’entre elles ont bâti des silos et halles de dépôt dans les années 70 et 80. Réduire les réserves obligatoires viderait leurs installations, et partant, leur coûterait de l’argent sans plus rien rapporter.
Conflits d’intérêt
Autre signe de ces réticences: l’élimination des réserves de charbon sera progressive, étalée sur sept ans. Les importateurs crient déjà au coup mortel pour l’industrie du charbon. Et à Berne, on justifie le délai fixé par la «situation du marché» et le problème que représenteront des entrepôts vides.
On le voit, les conflits d’intérêts sont nombreux. Un exemple: en plus des 40 fonctionnaires du OFAE, 500 cadres de l’économie suisse sont engagés dans un système de milice pour s’occuper des réserves obligatoires. Ce sont eux qui jugent et proposent quelles quantités doivent être stockées!
Autre exemple de conflit d’intérêts préprogrammé: Andreas Bellwald ne dirige l’OFAE qu’à temps partiel. Son poste de vice-président du conseil d’administration d’Alusuisse-Lonza Energie SA est son activité lucrative principale. Or, Alusuisse gère des réserves obligatoires d’engrais et d’aluminium. Quelle décision prendra donc M. Bellwald le jour où il s’agira d’envisager l’abolition des stocks obligatoires de ces deux produits?