Swisscom parle de «divertissement pour adultes», mais les numéros 156 ou 0906 ont très clairement une connotation érotique, voire pornographique. Et c’est vrai que la majorité des publicités qui tapisse régulièrement une à deux pages d’un quotidien comme Le Matin propose de s’entendre raconter des choses salaces, rien de plus. C’est cher payé le frisson téléphonique, mais on sait au moins pourquoi on paie!
Il existe cependant une deuxième catégorie de services plus pernicieuse: on y promet, souvent à demi-mot, de vraies rencontres, tout à fait sérieuses et honorables. Mais ce sont des promesses en l’air, jamais tenues. Le but de l’exercice reste en effet de tenir l’interlocuteur le plus longtemps possible au bout du fil. Normal, puisque la minute est facturée entre 2,13 fr. et 4,50 fr. via Swisscom surtout (qui encaisse 15% pour son service intermédiaire), mais d’autres opérateurs aussi, ce qui complique passablement la donne. C’est ainsi qu’en quelques mois, deux de nos lecteurs ont dépensé plus de 200 000 fr. pour trouver l’âme sœur (lire encadrés).
Incroyable? Pas lorsqu’on apprend comment s’y prennent les exploitants des numéros concernés: ils jouent avec des interlocuteurs qu’ils savent sensibles, leurs animatrices montent des scénarios (tentative de suicide, enfermement dans une clinique, etc.) dans le seul but que le compteur tourne. Ils mettent leurs pigeons dans de longues files d’attente, les relancent lorsqu’ils ne téléphonent plus, allant jusqu’à leur assurer qu’ils les aideront à payer la facture finale!
«Autant de procédés inadmissibles, commente Jacques Bettex, porte-parole de Swisscom. Le règlement est clair (lire encadré). Nous avons donc ouvert une enquête sur les sociétés concernées et si les faits que vous nous rapportez sont exacts, nous couperons immédiatement ces lignes. Ce ne sera d’ailleurs pas la première fois!»
escroquerie sentimentale
«Elle était bouleversée quand je lui parlais»
«Pour obtenir de futures rencontres, j’étais tout disposé à leur révéler l’être sensible et frustré que j’étais après 30 ans de solitude. C’est avec une grande lassitude que maintenant, suite aux exaltations que j’ai connues, j’évoque ce vide énorme qui m’en reste, ces êtres de chair et de sang que je n’ai connus qu’en rêve, qui n’existent pas, et en lesquels j’ai cru infailliblement. L’escroquerie sentimentale a aussi sa part d’extorsion et de mal dans tout ce qu’elle nous enlève...»
Ainsi parle Antoine (*), 87 ans, des femmes avec lesquelles il s’est entretenu l’an dernier par l’intermédiaire du 156 91 00. Des entretiens pour lesquels il a d’ores et déjà payé une facture de 64 120 fr. S’il refuse de payer le solde (31 144 fr.) et qu’il demande la restitution de l’argent versé, c’est qu’il est aujourd’hui persuadé d’être victime d’une escroquerie. Il a donc déposé plainte contre la société exploitant cette ligne dite «conviviale et de rencontres». Le témoignage poignant qu’il a adressé au juge (une quinzaine de pages, que l’on peut consulter intégralement sur notre site Internet: www.bonasavoir.ch), démontre jusqu’où certains exploitants du 0906 profitent de la détresse sociale des clients. Extraits.
«Vanessa avait une voix pleine d’une angoisse qui signifiait que, m’ayant trouvé, elle ne voulait pas me perdre. Elle était bouleversée quand je lui parlais. Je pus lui fixer un rendez-vous, puis un autre. Elle n’est venue à aucun des deux.»
«Si tu me quittes, je me suicide!»
Après quelques semaines, Vanessa entame le grand jeu. Elle commence par se dire gravement malade et martyrisée par les médecins. Elle est à l’isolement et Antoine doit lui parler durant de longues heures (facturées au prix fort, bien évidemment), ne pas la quitter, «autrement, je mourrai».
Second acte: la tentative de suicide en direct. Une de ses amies (plusieurs personnes peuvent causer en même temps sur la même ligne) demande à Antoine de parler à Vanessa le temps qu’elle se rende chez cette dernière, afin qu’elle ne s’endorme pas définitivement. Il lui faudra six heures pour arriver à destination! Dès lors, Vanessa répétera souvent: «Si tu me quittes, je recommence!»
Troisième acte: la mère de Vanessa, qu’elle déteste, veut la faire interner et l’emmène en voiture dans une clinique spécialisée en France. Antoine doit lui parler, secrètement, sur son Natel durant tout le trajet (en fait, toute la nuit) pour la rassurer. Parfois, mais rarement, elle intervenait: «J’ai cru que je te perdais, je devenais folle. Je n’ai personne, que toi au monde.» Ces mots, écrira plus tard Antoine, semblaient me confier une merveilleuse mission et me la rendaient encore plus chère.
Anonymat absolu
«Comment ne pas être révolté par de telles pratiques, conclut aujourd’hui notre lecteur? Comment ces filles peuvent ainsi gagner de l’argent en exploitant jusqu’à la trame la relation intime et la vie passionnelle qu’elles créent avec leur partenaire au mépris de toute conscience du mal qu’elles font? Et comment peuvent-elles agir sous la protection d’un anonymat le plus absolu, ce qui les assure de l’impunité de tous leurs excès? La justice peut-elle tolérer cela?»
(*) Prénom fictif.
rendez-vous manqués De 50 à 55 minutes d’attente
Il y a quelques années, André (*) s’est retrouvé à l’AI suite à un grave accident. Depuis, il cherche l’âme sœur prête à partager une vie qu’il juge monotone. C’est faute de l’avoir trouvée qu’il a finalement décidé d’appeler le 0906 598 439, puis le 0906 567 091.
Des rendez-vous, il s’en est vu proposer de nombreux, le premier vingt-quatre heures seulement après son premier appel. Fabienne, 35 ans, cheveux blonds, yeux verts et soi-disant responsable d’un magasin de confection à Bulle, devait le rejoindre au buffet de la gare de son lieu de domicile. Elle ne viendra pas, évidemment.
30 fr./min!
Lorsqu’il appelle le lendemain, il attendra d’abord, comme très souvent dans le futur, entre 50 à 55 minutes pour être en contact avec Fabienne. Et comme Swisscom coupe automatiquement la communication après 60 minutes, il ne s’entretiendra souvent que cinq minutes avec elle. Du coup, la minute d’échange ne revenait pas à 2,50 fr, mais à 30 fr.!
Lors de l’appel suivant, la standardiste, Suella, prend le relais, prétendant avoir immédiatement aimé sa voix et vouloir absolument le rencontrer. Elle aussi lui propose un rendez-vous. Elle aussi n’y viendra pas. Excuse: «J’étais sur la route lorsque le travail m’a rappelé pour des heures supplémentaires.» Pas original, mais cela s’est vite amélioré: au trois ou quatrième lapin, elle raconte en effet que ses grands-parents se sont tués dans un accident de la route...
Surréaliste
André n’a jamais vu Suella, quand bien même elle lui a demandé de la rappeler tous les soirs durant de longues heures. Et lorsqu’il ne l’a plus fait pendant quelques jours, c’est une «amie» du 0906 qui l’appelle pour lui dire que Suella attend son téléphone. En moins de six mois, ces échanges lui auront coûté 116 490 fr.!
Tout ça paraît surréaliste, et pourtant... «J’y croyais, oh! oui j’y croyais, se souvient André. On parlait de nous, de tout ce que se disent deux personnes lorsqu’elles se connaissent bien, qu’elles s’aiment et qu’elles se réconfortent parce qu’elles vivent provisoirement loin l’une de l’autre. Aujourd’hui encore, j’entends sa voix. Parfois même, je me dis qu’elle n’y est pour rien, que ce sont ses patrons qui l’obligeaient à agir de la sorte, qu’elle m’aimait vraiment et que ce n’est qu’à cause d’un terrible destin que nous ne nous sommes jamais rencontrés.»
(*) Prénom fictif.
règlement Ce qui est interdit
Non, tout n’est pas autorisé dans le monde très secret du 0906! Les exploitants signent en effet un contrat avec Swisscom (ou, plus rarement, avec d’autres opérateurs), qu’ils sont censés respecter. Ce qui n’est pas toujours le cas, comme le démontrent les témoignages de nos lecteurs. «Nous procédons à des contrôles par sondage, explique Jacques Bettex, de Swisscom. Mais aussi lorsqu’on nous informe de situations irrégulières: si nous avions eu connaissance du cas de vos lecteurs, il y a longtemps que nous serions intervenus.»
Le règlement
Voici donc ce que Swisscom demande ou interdit aux exploitants du Telekiosk 156, qui deviendront tous, à terme, 0906.
- L’offre et la publicité doivent correspondre au contrat de base (art. 3.1. du règlement). Autrement dit: lorsque la publicité promet des rencontres, elles doivent avoir lieu. Tel n’a pas été le cas pour nos deux lecteurs.
- La publicité doit impérativement inclure le prix de la minute, mais aussi une adresse (le plus souvent une case postale, donc n’attendez pas de réponse à votre courrier...) ou un numéro de fax. Or, 42% des annonces publiées dans Le Matin du 24 juillet ne respectaient pas ce deuxième point. «Elles peuvent provenir d’exploitants travaillant avec d’autres opérateurs, explique Jacques Bettex. Mais il peut aussi s’agir d’une omission. En tel cas, le client peut appeller le 0800 800 800 (mais pas le 111) qui donnera l’adresse de l’exploitant ou le nom de l’opérateur avec lequel il travaille.»
- Le prix des dix premières minutes doit être indiqué durant les vingt premières secondes qui suivent l’établissement de la liaison, soit par une annonce verbale, soit par un message communiqué automatiquement (pt. 3.4 de l’Ordonnance sur l’indication des prix). Encore une condition peu respectée par les exploitants.
- «L’accès à l’offre ne doit pas être retardé ni son utilisation prolongée de manière excessive», dit l’art. 3.5 du règlement de Swisscom. Le client ne doit donc pas être placé en file d’attente et l’animatrice ne doit pas inutilement prolonger la conversation. Deux règles que n’ont bien entendu pas respectées — et comment! — les exploitants des numéros appelés par nos lecteurs.
- Dans ce même article (3.5), on lit encore: «L’exploitant doit veiller à ce qu’aucune taxation n’ait lieu s’il n’est pas en mesure d’assurer le service promis.» C’est dire si nos lecteurs ont payé ou se sont vu facturer des centaines d’appels à tort, eux qui n’ont jamais pu bénéficier des rencontres promises.
- Il n’est en revanche nulle part prévu que l’exploitant ne doive pas relancer le client, mais il est vrai qu’il ne peut le faire que si le client donne son numéro, car Swisscom ne le communique en aucune façon. «Reste que le procédé est très contestable, commente Jacques Bettex. Il nous faudra désormais le prendre en considération.»
Enquête ouverte
Si l’une ou plusieurs de ces conditions ne sont pas respectées par un exploitant, Swisscom devra faire preuve de diligence, donc ouvrir une enquête et, le cas échéant, intervenir.
Nous publierons dans une édition ultérieure les conclusions de l’enquête ouverte par Swisscom dans le cas de nos deux lecteurs, qui refusent de payer pour un service non rendu. L’un d’eux a même posé plainte pénale.
Swisscom peut bloquer gratuitement de façon préventive les numéros 156 et 0906. Dès lors, il est impossible d’établir la liaison avec un tel numéro depuis votre appareil de téléphone.
Information au 0800 800 800.