Combien de fois l’a-t-on traité de fou, Bernard Rappaz? Il n’a pas compté et ça le fait doucement rigoler. Ça a commencé il y a plus de 20 ans: fils et petit-fils d’agriculteurs traditionnels, il se met à avoir des idées de pionnier: l’agriculture bio. On est en 1975 et il se lance, sous les ricanements des sceptiques. Les uns parlent de mode, d’autres affirment que ce n’est pas possible. Bernard n’en a cure – il croit à une agriculture sans chimie et il fonce. Bilan, plus de 20 ans plus tard? Il travaille avec les plus grands et ce qui devait n’être qu’une mode passagère est devenu un must incontesté. Tous les magasins d’alimentation ont leur rayon bio et certaines échoppes se sont spécialisées uniquement dans ce label-là. Une victoire pour le Valaisan et la confirmation de ce qu’il pensait: «Le bio n’a rien à voir avec une mode. C’est au contraire un sacré changement de mentalité. On est en train de vivre les années d’or du bio.»
Plus fou encore: sa passion pour le chanvre. Pourquoi le chanvre, alors qu’il faisait jusque-là des fruits et des légumes et qu’il s’en sortait bien? Et surtout, pourquoi le chanvre, une herbe diabolisée depuis des années, qui allait à coup sûr ne lui amener que des ennuis? «A cause d’un juge», lâche-t-il. Bernard Rappaz cultivait en effet un peu de chanvre depuis quelques années, dissimulé entre ses plants de tomates, «pas par peur de la police, précise-t-il, mais à cause des voleurs».
En 1992, il se fait dénoncer. La police vient arracher ses plantes de cannabis et lui se retrouve à l’ombre pendant une semaine, «parce qu’il avait besoin d’une leçon», lui expliquera plus tard le juge. Extrêmement fâché par cette remarque, il décide alors de tout apprendre sur le chanvre. Il passe l’hiver 92-93 à lire tout ce qui lui tombe sous la main. Une nouvelle passion était née. Et une passion tout à fait légale, puisque la loi est claire: le chanvre peut être cultivé pour autant qu’il ne soit pas transformé en stupéfiant. Une loi qui place la Suisse dans une position unique au monde et une porte grande ouverte pour notre pionnier valaisan
Filets, voiles et papier
Au gré de ses lectures, Bernard Rappaz se rend compte que cette plante, probablement la première à avoir été cultivée il y a à peu près dix mille ans, est, bien plus que la pomme de terre, bonne à tout faire. L’homme a commencé par en faire des liens, puis de la ficelle, de la corde grâce à la résistance extraordinaire de ses fibres. Les premiers filets de pêcheurs étaient en chanvre, tout comme les voiles des bateaux. On le dit plus résistant et plus isolant que le coton. On le transforme aisément en litière pour chats. On peut en tirer un papier de meilleure qualité que celui fait à partir du bois et de manière bien plus écolo, puisqu’il n’y a a pas besoin de le blanchir.
Sans compter ses vertus médicinales (réd. voir encadré). Mais surtout, et ça a son importance pour un pionnier de l’agriculture bio, le chanvre est une plante qui ne nécessite ni herbicide, ni pesticide. En fait, elle ne demande aucun soin, elle résiste fort bien à la sécheresse et elle s’adapte à n’importe quel environnement jusqu’à 1800 m d’altitude. Une plante de rêve.
En 1993, Bernard Rappaz obtient donc l’autorisation de cultiver 26000m2 de chanvre. Encore une fois, il est le premier à se lancer. Encore une fois, on rit dans son dos. Et encore une fois, l’histoire lui donne raison. Cinq ans plus tard, l’Association suisse des chanvriers recense 150 agriculteurs cultivant cette plante. Un chiffre probablement au-dessous de la réalité: bien des cultivateurs ne déclarent pas leur parcelle de chanvre. Du coup, la concurrence se fait rude, mais Valchanvre, la société créée par Bernard Rappaz, est devenu le numéro 1 des distributeurs et grossistes en Suisse.
Tisanes, huiles, etc.
Ce qui fascine Bernard Rappaz, ce sont les innombrables richesses de cette plante. Chaque année, il en découvre de nouvelles: tisanes, huile alimentaire, huiles essentielles, huile de massage, bière, vin, parfum, shampoing, baume. Il suffit de se rendre dans l’un des 200 magasins vendant les produits dérivés (il n’y en avait qu’un en 1993) pour se rendre compte à quel point cette plante est entrée dans nos mœurs. Une offre qui ne cesse de s’agrandir, Bernard Rappaz étant toujours en avance d’une idée. Sa dernière en date? Trouver une machine pour décortiquer les graines, de manière à pouvoir les introduire dans l’alimentaire. «On vient de redécouvrir que la graine de chanvre contient autant de protéines que celle du soja et qu’elle est plus digestible.»
Enfin, il y a l’aspect récréatif du cannabis. Une autre raison de se battre pour Bernard Rappaz, mais au nom de la liberté cette fois: «En Suisse, on estime qu’à peu près 600 000 personnes fument. Cela représente de 5 à 6000 hectares. Si le cannabis était légalisé, cela rapporterait environ un milliard à l’Etat, sans compter les taxes sur les produits dérivés. Il faut arrêter toute cette hypocrisie qu’il y a autour du cannabis. On vit dans un pays où l’alcool et le tabac tuent et on fait avec: campagnes de prévention, traitements, etc... Or il a été plusieurs fois prouvé que le cannabis était moins nocif que le tabac ou l’alcool. Ce serait donc une preuve de maturité que de faire avec le chanvre ce qu’on a fait avec l’alcool et la cigarette», conclut l’agriculteur. Une maturité que les responsables politiques sont sur le point d’atteindre, puisque, le mois dernier, l’Office fédéral de la santé publique a rendu publique une proposition visant à dépénaliser la consommation de stupéfiants.
Marie Amstel
HISTOIRE MÉDICALE
Applications et effets secondaires
En 1967, alors qu’il est sur le point de commencer ses recherches sur le cannabis, le Dr Greenspoon est persuadé d’une chose: cette plante-là est néfaste. Il va s’employer à le prouver. Trois ans plus tard, il a tourné sa veste. Non seulement il convient que le cannabis est moins nocif que l’alcool et le tabac, deux drogues légales, mais en plus, il lui reconnaît de réels effets thérapeutiques dans plusieurs domaines. C’est donc pour «combattre l’ignorance» qu’il a écrit Cannabis, la médecine interdite*.
Première plante psychotrope connue, le cannabis est depuis très longtemps utilisé comme médicament. Les anciens chinois le recommandaient contre la malaria, la constipation, les douleurs rhumatismales. Mélangé à du vin, il servait d’analgésique pendant les opérations. Les Indiens avaient remarqué que cette plante stimulait l’appétit et l’esprit et qu’elle facilitait le sommeil. Les Africains s’en servaient pour lutter contre la dysenterie, la malaria et les douleurs de l’accouchement.
Tétanos et asthme
Le cannabis était donc partout reconnu pour ses vertus, sauf en Occident, où il faudra attendre le milieu du XIXe siècle pour qu’il fasse une percée. Ce sera alors l’âge d’or du cannabis. On le trouve dans toutes les pharmacies pour soigner des maux aussi divers que le tétanos, les convulsions et l’asthme. Il a de plus un avantage certain sur l’opium: moins violent, il offre un sommeil plus naturel. L’engouement ne décroît pas: à la fin du siècle, on souligne sa capacité à calmer la nervosité et l’angoisse. La plante semble promise à un bel avenir.
Mais tout s’arrête brusquement en 1937, l’année où les Etats-Unis adoptent une loi extrêmement restrictive qui met fin à toute recherche. Le bruit courait que le cannabis amenait ses usagers à commettre des crimes violents. Ils sont les premiers à le retirer de leur pharmacopée, les Suisses les derniers.
Pas de dépendance
Il faudra ensuite attendre les années 80 pour que le cannabis soit réutilisé à des fins médicales. On lui reconnaît d’immenses vertus, dont le traitement du glaucome, des effets anti-nauséeux et anti-vomitifs dans le cadre des traitements contre le cancer, des propriétés anti-convulsives et analgésiques, la capacité d’atténuer les souffrances dues à la dépression et l’induction de l’appétit comme du sommeil. C’est par ailleurs une substance peu coûteuse et qui représente des risques minimes: elle ne provoque aucun effet secondaire grave et ne comporte pas de risque de dépendance.
Troubles divers
Alors, le chanvre serait-il la panacée? Pas tout à fait. Comme certains médicaments psychotropes, il peut induire des troubles de l’attention et de la mémoire à court terme. Il peut aussi provoquer une modification de l’état de conscience et parfois un état d’anxiété. Enfin, toutes les études s’accordent pour dire que lorsqu’il est fumé, il provoque des dégâts dans le système pulmonaire.
En conclusion de leur livre, qui retrace l’histoire du cannabis dans la médecine, mais qui fait aussi la part belle aux témoignages de malades soulagés par cette plante, Lester Greenspoon et James Bakalar rappellent que c’est l’une des substances à usage médicinal les plus anciennes, l’une des plus sûres et des plus efficaces que le monde ait connu. C’est aussi le médicament le plus testé: des millions de personnes, depuis des milliers d’années, consomment du cannabis en automédication.
*Cannabis, la médecine interdite, Lester Greenspoon et James Bakalar, Editions Lézard, 1995