Ce printemps, l’Office fédéral de l’agriculture (OFA) se prononcera sur la demande d’enregistrement d’AOC (appellation d’origine contrôlée) déposée par l’Interprofession du gruyère (IG). En cas de décision positive, Hermann Beyeler, producteur de gruyère depuis une vingtaine d’années à Guggisberg (BE), ne pourra plus vendre son fromage sous l’appellation gruyère. Et cela même s’il est fort apprécié par les consommateurs, tout comme par les commerçants de la branche.
L’entreprise de M. Beyeler se trouve en effet à 198 m de la frontière fribourgeoise. Or, la zone retenue pour l’AOC sera limitée aux cantons de Fribourg, Vaud, Neuchâtel, Jura ainsi qu’au Jura bernois francophone.
M. Beyeler et vingt-cinq autres producteurs de gruyère pourraient ainsi être exclus de la zone retenue, passé les trois ans de délai transitoire prévu. Regroupés pour défendre leur cause, ces fromagers ont mandaté un juriste. Si Berne accepte l’AOC, ils pourraient faire opposition. Et le Tribunal fédéral pourrait dès lors avoir à trancher en dernier recours.
L’emmental élargi à la Suisse alémanique
Trois générations durant, les fromagers suisses n’ont pas eu à se soucier de la protection de leurs produits, la Confédération s’en chargeant pour eux. Mais au début des années 90, en prévision de la libéralisation du marché en mai prochain, divers producteurs de gruyère se sont regroupés pour défendre et promouvoir leur fromage.
Le cas de l’emmental est différent: alors que l’IG cherche à limiter la zone d’ori-
gine du gruyère, c’est tout le contraire pour le fromage d’origine bernoise: la région AOC prévue s’étendra vraisemblablement sur dix cantons alémaniques! En tel cas, le consommateur sera le dindon de la farce. Car, «lors-qu’il achète un emmental AOC, le client présume que ce fromage vient de l’Emmental», remarque Rolf Beeler, maître fromager à Nesselnbach (AG).
D’ailleurs, selon l’Office fédéral de l’agriculture, un produit peut seulement prétendre à l’AOC s’il est fabriqué, transformé et affiné dans la région dont il porte le nom. Le produit AOC se distingue en outre par sa forte identité: le microclimat, la végétation, le sol d’origine ainsi que le savoir-faire déterminent la qualité du produit.
Le consommateur peut concevoir que toutes ces conditions soient remplies pour de petites régions de production fromagère, telles celles du vacherin Mont d’Or (Jura vaudois) ou du Ziger (chèvre glaronnais). Mais pas pour le gruyère ni pour l’emmental. Car même à l’intérieur de leurs frontières, ces deux produits «ne sauraient être plus différents», constate le professeur de géographie zurichois Peter Fitze. A l’intérieur de la région AOC prévue pour l’emmental par exemple, le lait provient de quatre races de vaches différentes.
Label dévalorisé
Pour Simonetta Sommaruga, de la Fondation suisse pour la protection des consommateurs, les zones AOC prévues seraient tout simplement trop étendues: «Cette interprétation large entraîne une nette dévalorisation du label AOC. On peut même parler d’une tromperie du consommateur suisse.»
AOC ou pas, l’Europe produit déjà du gruyère et de l’emmental. L’Union européenne fabrique même près de six fois plus d’emmental (320 000 t) que la Suisse (54 000 t). Et l’Allemagne possède même d’ores et déjà son emmental AOC: l’Allgäuer Emmentaler. Quant au gruyère, 24 000 t sont produites en Suisse (dont 1500 t hors de la future zone AOC) et 1500 t
en Europe.
Enfin, pour assurer leur succès sur les marchés européens, les fromages AOC suisses devront encore être reconnus par l’Union européenne (UE). Il existe bien une déclaration d’intention entre Bruxelles et la Confédération, visant à une reconnaissance mutuelle à moyen terme. Mais pour Jean-Philippe Kohl de la division politique économique de Migros, «il est difficile d’imaginer que l’UE reconnaisse les AOC suisses. Sans être membre, la Suisse ne peut prétendre à la même protection».