La saison de la chasse a de nouveau séduit son quota de gourmets ces dernières semaines. Mais si les médaillons de cerf et selles de chevreuil sont reconnaissables pour l’amateur néophyte, il est parfois saisi d’un doute devant une assiette de civet: et si la traditionnelle marinade odorante enrobait une viande autre que celle qu’il espérait? Car les tarifs diffèrent beaucoup d’une espèce animale à l’autre. Un civet de cerf, par exemple, coûtera près des deux tiers du prix d’un civet de chevreuil au restaurateur. Et certaines viandes exotiques sont parfois encore meilleur marché. D’où le risque de déguster un civet goûteux, certes, mais qui ne vaudra pas son prix!
Choix des restaurants
Décidés à en avoir le cœur net, les enquêteurs de Bon à Savoir et On en parle (RSR) sont allés tester le civet le plus fin, celui de chevreuil. Ils ont d’abord choisi douze restaurants romands (voir encadré), selon les critères suivants:
> Les établissements figuraient dans les pages de publicité «chasse» de 24 Heures (VD), du Nouvelliste (VS), de La Liberté (FR), et de L’Express/Impartial (NE). Deux exceptions toutefois dans les cantons de Genève et du Jura: la page «chasse» de la Tribune de Genève n’avait pas encore été publiée le jour de la recherche. Les enquêteurs ont donc tiré au sort deux des quatre restaurants qui y avaient déjà réservé leur espace de publicité. Et le Journal du Jura n’offre pas de page «chasse». Manquant de temps pour contacter tous les restaurants du canton avant de les tirer au sort, les enquêteurs ont finalement jugé préférable de ne pas tenir compte du Jura.
> Les restaurateurs proposaient d’emblée du civet de chevreuil dans leur publicité.
Deux civets non conformes
Une fois les noms réunis, deux restaurants ont été tirés au sort dans chacun des six cantons restants.
Les enquêteurs se sont ensuite rendus anonymement sur place entre le 28 et le
30 septembre 2004, et ont prélevé deux morceaux dans l’assiette qui leur a été servie. Les échantillons ont été transmis au Laboratoire cantonal vaudois, qui s’est chargé d’en analyser l’ADN.
Dans deux cas sur les douze, les résultats sont sans appel: les civets analysés étaient de cerf! Ils ont été prélevés:
> aux Marronniers, à Collonge-Bellerive (GE);
> à l’Arrosée, à Neuchâtel.
Afin de leur laisser une seconde chance, les enquêteurs sont retournés dans ces deux restaurants, et ont à nouveau prélevé un échantillon de civet. Cette fois-ci, la viande servie à L’Arrosée était bien du chevreuil. Mais celle proposée aux Marronniers, prélevée trois semaines après la première, était à nouveau du cerf!
Viande trop cuite
Par ailleurs, les morceaux servis dans le restaurant genevois ont posé un autre problème analytique: ils étaient trop cuits. Or, une trop longue cuisson dégrade et «brise» les segments d’ADN de la viande, rendant difficilement décelable l’information génétique recherchée. Le laboratoire a donc dû mettre au point une nouvelle technique, plus sensible, qui a permis de détecter des fragments d’ADN spécifiques aux espèces animales, et de petite taille.
Les réactions
Confrontés aux résultats du Laboratoire cantonal vaudois, les deux restaurateurs réagissent différemment.
> A l’Arrosée, Jean-Marc Henry ne sait pas ce qui s’est passé. «Nous proposons du civet de chevreuil à la carte, et parfois aussi en plat du jour. Mais le 21 septembre, nous avons proposé exceptionnellement du civet de cerf.» En serait-il resté en stock, qui aurait été servi par erreur le 28? «C’est étonnant, mais possible. Ce qui est sûr, c’est que cela n’aurait pas dû arriver, et qu’on ne peut pas tromper les clients sur ce qu’on leur sert.» Il souligne que le restaurant a déjà passé plusieurs contrôles au fil des années, sans qu’aucun d’eux ne révèle le moindre problème.
> De son côté, Alain Trohler, le patron des Marronniers, a mené sa petite enquête après notre coup de fil. «J’ai vérifié les factures et ai réalisé que malgré le fait que j’aie commandé du chevreuil, trois factures de mon boucher mentionnent simplement du «civet» qui s’avère être de cerf. Je n’étais pas là au moment de la livraison, et du fait que la différence de prix entre les deux viandes est minime, 15 fr. pour le cerf et 18 fr. 50 pour le chevreuil, je n’ai rien remarqué. Je suis conscient qu’il n’est pas normal de servir du cerf à la place du chevreuil, mais je me suis aussi fait avoir dans cette histoire, et je ne suis vraiment pas content.»
Pour sa part, Christian Richard, chef de la section biologie du Laboratoire cantonal, se déclare ravi des résultats. Les contrôleurs du Laboratoire ont en effet l’obligation de s’annoncer officiellement lors de chaque visite de contrôle. Résultat: un boucher ou restaurateur a tout loisir d’affirmer être en rupture de stock lorsqu’il pourrait être pris en faute. En revanche, si les enquêteurs de Bon à Savoir et d’On en parle ont pu oeuvrer incognito, les résultats obtenus n’ont pas de valeur légale. «La tromperie est régie par l’article 19 de l’Ordonnance sur les denrées alimentaires(1) et punie par l’amende. Mais dans ce cas, nous ne pouvons pas agir, car le prélèvement n’a pas été effectué de manière officielle», explique Christian Richard. Ce dernier souligne néanmoins que «le but de l’exercice est avant tout de bousculer un peu les restaurateurs bouchers ou autres commerces, et de les obliger à faire attention». Espérons que le message aura passé…
Véronique Kipfer
(1)Art. 19, al. 1, let. c, g et h
origine des échantillons
Les 12 restaurants testés
> Berne:
– Zum Alten Schweizer, Twann
– Vieux Valais, Bienne
> Fribourg:
– Café du Moléson, Villars-sur-Glâne
– Gasthof Ochsen, Guin (Düdingen)
> Neuchâtel:
– L’Arrosée, Neuchâtel
– La Couronne, Colombier
> Genève:
– Le Pavillon du Lac, Cologny
– Les Marronniers, Collonge-Bellerive
> Valais:
– Pas de Cheville, Conthey
– Chez Gaby, Champoussin
> Vaud:
– Auberge communale du Léman, St-Sulpice
– Le Cacib, Renens
2e encadré
l’analyse
Recherche d’empreintes génétiques
Tous les morceaux, exceptés ceux des Marronniers, ont été analysés selon la même méthode. Celle-ci se divise en trois étapes:
> Tout d’abord, il faut extraire l’ADN. Du fait que le laboratoire dispose de techniques sensibles, il n’a pas besoin de grandes quantités de viande. Toutefois, l’ADN extrait doit être, dans la mesure du possible, de bonne qualité. La facilité d’extraction de l’information génétique recherchée en dépend!
> La méthode utilisée ensuite est dite de «PCR-RFLP». Elle consiste à mettre en évidence les caractéristiques génétiques — aussi appelées «empreintes génétiques» — propres à chacune des espèces animales. Elle comporte deux étapes séquentielles, permettant de mettre en évidence les différences génétiques — ou «polymorphismes» — entre espèces.
¬ La première consiste à amplifier ou «photocopier» le gène, pour mieux le visualiser. Cette analyse permet également de vérifier la qualité de l’ADN.
¬ La seconde va permettre de différencier les ADN amplifiés. Lors de ce dernier test, les analystes utilisent des sortes de «ciseaux moléculaires», de façon à révéler les fragments d’ADN caractéristiques de chaque espèce. En observant le phénomène dans le système d’analyse d’image, on peut voir des sortes de petites échelles, dont les barreaux seraient disposés à des distances différentes selon l’ADN qu’elles représentent. Pour déterminer quelle viande se cache derrière ces échelles, les analystes disposent de profils de restriction — des références officielles qui leur permettent de déterminer précisément chaque empreinte génétique.
«Nous sommes obligés d’effectuer les trois vérifications pour obtenir des résultats précis, et surtout indiscutables, souligne Chris-
tian Richard. Par ailleurs, nous préférons analyser deux morceaux de chaque viande prélevée, afin d’être sûrs qu’il n’y a pas de mélange de viande.» Une précaution indispensable: le laboratoire effectue depuis quatre ans déjà des campagnes d’analyses de gibier, et a découvert environ 13% d’espèces inattendues sur les 250 échantillons analysés. Il lui est ainsi arrivé de trouver trois sortes de viande au lieu d’une, et même de l’antilope africaine ou
du daim!