Dans la montagne de publicités adressées aux consommateurs, la lettre de la société All in One n’est pas passée inaperçue. Pour preuve, depuis près de trois mois, notre rédaction a été contactée à maintes reprises par des lecteurs inquiets, surpris ou tout simplement agacés par la missive. Son contenu? Une invitation énigmatique…
«Vous avez été tiré au sort et faites partie des heureux gagnants auxquels un prix de 888 fr. sera personnellement remis. (...) Pour cette remise de prix, nous vous invitons à un délicieux souper». Le programme de «cette table ronde conviviale» précise que la rencontre durera deux heures, au cours desquelles un sponsor sera présenté.
Pour lever le voile sur ce mystère, nous avons assisté à l’une de ces soirées, en tant qu’accompagnateurs d’une gagnante, mais aussi fidèle lectrice de Bon à Savoir, et pas tombée de la dernière pluie.
L’appât: un bon de voyage
Le rendez-vous est fixé à 17 h 30 dans un restaurant lausannois. La soirée débute par la remise des prix à la trentaine d’invités: un bon de voyage pour la Turquie. Un premier démonstrateur, Laurent Baldauf, vante les mérites de cette expédition «qui n’est pas un voyage-casseroles», promet-il. Pour nous en persuader, M. Baldauf cite un fonds de garantie Caritas: «Sur 50 fr. de frais, 20 fr. sont remis aux enfants pauvres». De quoi attendrir le cœur des plus récalcitrants.
Malheureusement, cet argument est erroné. Contactée plus tard par Bon à Savoir, la direction de Caritas s’étonne qu’on fasse passer une œuvre de charité pour une compagnie d’assurance de voyage. Caritas confirme toutefois recevoir des dons de 10 fr. (et non 20 fr.) par inscription. Suite à pareille confusion, nous avons parlé au responsable de All in One à Stans (NW), Alfred Ferner: «Il y a eu méprise de la part de M. Baldauf, car il ne s’agit que d’un simple don de 10 fr.».
18 h 30: la soirée continue avec l’apparition de Sylvie Baldauf, sœur du premier présentateur. Son entrée ne laisse planer aucun doute: c’est elle qui commande. Après une pique lancée contre les invités «qui n’ont pas osé venir», elle s’en prend au patron du restaurant et menace d’annuler toutes ses soirées chez lui s’il ne fait pas taire ses clients… Et le public, lui aussi, n’a qu’à bien se tenir: «Votre repas sera servi plus tard et c’est de votre faute! Certains ne sont pas arrivés à l’heure». L’ambiance chaleureuse n’est déjà plus qu’un souvenir.
Le piège? Un matelas
«Vous vous demandez certainement comment nous vous avons choisis, entame Mme Baldauf. Eh bien, c’est grâce à nos partenaires, Migros, Coop, Swisscom et Pfister Meubles». Incroyable: ces sociétés auraient-elles osé vendre des fichiers d’adresses confidentiels à All in One? Après vérification, aucune d’entre elles n’en a entendu parler auparavant! Une fois encore, Alfred Ferner ne peut que s’étonner des propos de sa collaboratrice: «Nous n’avons jamais collaboré avec ces entreprises! En outre, nos vendeurs n’ont pas le droit de citer les noms d’autres sociétés durant la vente».
A ce moment de la soirée, on ne sait toujours pas ce que va nous présenter Mme Baldauf. Jusqu’à ce qu’elle commence à parler de la résistance des matelas Bico, puis de nous révéler enfin son propre matelas orthopédique. «C’est le plus résistant, on le trouve d’ailleurs dans toutes les cliniques», assure-t-elle, avant d’attribuer – une heure durant – des dizaines de vertus à son produit, «thermorégulateur de température» et autres pléonasmes en rafale. Vérification faite, aucune des cliniques que nous avons contactées n’a entendu parler du matelas! Mais Alfred Ferner est, cette fois, catégorique: «On le trouve bel et bien dans les maisons de santé, mais sous d’autres noms». Une information difficilement vérifiable...
Vers 20 h, l’attention de la salle se dissipe. Mais les invités qui osent parler sont systématiquement remis à l’ordre par la démonstratrice, qui n’hésite pas à les traiter de mauvais joueurs. «Vous n’êtes pas sympa! On vous offre un repas et vous n’avez même pas la politesse de vous intéresser à mon produit», s’exclame-t-elle. Bonjour la soirée conviviale annoncée sur l’invitation...
Vient enfin la question du prix, à savoir 1250 fr. La vendeuse affirme qu’une fois la soirée terminée, il ne sera plus possible de se procurer ce matelas. «Faux, rétorque plus tard le directeur de All in One. J’accepte volontiers les commandes par téléphone.»
Une poignée de spectateurs ausculte le bon de commande, tandis que les autres s’impatientent. A ce moment-là, Mme Baldauf interpelle brutalement le soussigné, pris en flagrant délit de prise de notes et accusé d’espionnage industriel. Après un quart d’heure de vociférations publiques, nous parvenons enfin à expliquer ce qu’est la défense des consommateurs. Mais, pour la vendeuse, il s’agit de pure trahison. Une fois son esprit apaisé, elle s’aperçoit que la salle est vide. Les invités sont partis manger...
Méthode à revoir
Le pire, dans cette histoire, est que le matelas n’est peut-être pas de mauvaise qualité. Mais la manière insolente dont il est amené au public lui porte préjudice (et, soit dit en passant, ne remet pas en cause le délai de révocation de sept jours pour ceux qui regrettent leur achat). En outre, si le produit était vraiment bon, une telle méthode ne serait pas nécessaire pour le vendre. Un point que reconnaît Alfred Ferner: il songe déjà à revoir le texte de son invitation. A vérifier bientôt dans votre boîte à lettres...
Yves-Alain Cornu