«Je ne vous répondrai pas!» Pierre-Michel Brille, de Cinq Frontières SA, filiale de l’éditeur Gallimard en Suisse, n’aime pas les questions sur le prix des livres. Preuve que le sujet est particulièrement sensible. Dans une étude réalisée, l’an passé, par la Haute Ecole de gestion de Genève, 68% des lecteurs interrogés considéraient que les bouquins coûtent trop cher dans notre pays. Un sentiment exacerbé par le fait que le prix français en euros est imprimé sur la majorité des ouvrages. Du coup, l’écart saute aux yeux des consommateurs suisses. Et la comparaison fait d’autant plus mal que la monnaie européenne est actuellement très faible.
La branche rétorque qu’elle n’a pas ménagé ses efforts pour prendre en compte, du moins en partie, l’affaissement de l’euro. Selon Pascal Vandenberghe, boss de Payot, les prix suisses ont diminué d’environ 25% depuis 2011. Patrice Fehlmann, directeur de l’Office du livre, principal distributeur romand, estime, de son côté, que «grâce aux baisses consenties, le livre n'est pas cher, en regard des autres produits importés». Il aurait même atteint un plancher en dessous duquel l’existence de nombreux libraires serait en péril. Leurs marges, proportionnelles aux prix de vente, ont en effet passablement souffert, alors que leurs charges, elles, n’ont pas diminué.
Officiellement, peu d’interlocuteurs acceptent de se positionner. Mais, sous couvert d’anonymat, plusieurs acteurs du secteur reconnaissent que des efforts seraient encore possibles de la part de certains diffuseurs. Dans le système romand du livre, ce sont eux qui fixent les prix de vente conseillés (lire encadré). Mais, si une partie de ces sociétés restent raisonnables, d’autres s’octroient des marges très confortables.
«Avec les charges actuelles, notre tabelle de conversion minimale ne peut descendre en dessous de 1.37 fr. pour un euro», explique un diffuseur qui souhaite rester anonyme. Un ouvrage vendu 10 € en France est donc conseillé à 13.70 fr. en Suisse. De concert avec son éditeur «qui veut un maximum de visibilité et pas un maximum de rendement», notre interlocuteur applique des tabelles oscillant entre 1.37 fr. et 1.50 fr. Selon lui, ce taux suffit à garantir son activité, sans rouler sur l’or.
40% des livres trop chers
Or, les pointages réalisés par Bon à Savoir, suggèrent que les écarts en prix suisses et français sont parfois bien plus importants selon les diffuseurs (voir tableau). Des exemples: Vivre vite, de Philippe Besson (Ed. 10/18) vendu 9.60 € /17.60 fr., soit un facteur de 1,83 (tabelle de 1.83 fr.); le Dictionnaire Larousse de poche 2017 à 7.9 € /14.60 fr. (1,85) ou encore Un travail comme les autres, de Virginia Reeves à 21.50 € /36.10 fr. (1,68).
L’ampleur du phénomène est difficile à chiffrer. «Quand on dit que le livre est cher, il l’est probablement… mais uniquement pour 40% des articles», estime Luc Feugère, directeur de Heidiffusion, petit diffuseur indépendant qui dit appliquer l’une des tabelles les plus basses du marché. Affirmation confirmée par nos pointages, avec, par exemple, le Dictionnaire économique de l’entrepreneur vendu à 39 Ä /54 fr. ce qui correspond à un facteur de 1,38.
La logique du profit
Certains gros diffuseurs pourraient donc faire un effort supplémentaire sur leur taux de conversion, ce qui diminuerait le prix de certains livres en Suisse. Mais, pour ne pas prétériter la marge des libraires, proportionnelles aux prix de vente, il faudrait, dans le même temps, qu’ils améliorent les conditions commerciales de ces derniers. Une solution qui s’apparente, pour l’heure à un vœu pieux, sachant que les grands groupes d’édition agissent dans une logique de profit, comme le confirme anonymement un diffuseur: «Au-dessus de moi, je n’ai pas une association philan-thropique. Ma direction appartient à des actionnaires qui veulent un bénéfice. Comme n’importe quelle boîte, j’ai des objectifs. Si mes résultats sont insuffisants, on va me dire que ça ne vaut plus le coup d’avoir un diffuseur en Suisse, et on va fermer boutique.»
«Les libraires ne veulent pas de baisse»
Pour satisfaire les actionnaires, notre interlocuteur n’a pas hésité à recourir à quelques astuces. «Avec la dégringolade de l’euro, je n’ai pas adapté mes prix de manière unilatérale. J’ai particulièrement descendu là où l’on m’attendait au contour.» Et il a conservé des tabelles élevées sur certaines collections en format de poche où le prix français n’est pas mentionné sur le dos de la couverture! Mais le diffuseur cherche aussi à se dédouaner: «Chaque fois que je veux baisser un prix, les grands librairies me demandent de ne pas le faire.»
Un déblocage de la situation paraît donc bien aléatoire. Il resterait une autre solution: que les libraires se fournissent directement en France. Cette approche se heurte à l’attitude des éditeurs de l’Hexagone qui les poussent à s’approvisionner auprès de leur diffuseur suisse. De surcroît, plusieurs magasins expliquent que le système de diffusion-distribution actuel, malgré ses défauts, garantit un approvisionnement sûr et rapide. Se fournir directement en France pourrait compliquer notablement les délais d’approvisionnement et les démarches administratives.
Sébastien Sautebin
Dans le détail
Le système romand en bref
En Suisse romande, l’importation des livres français, qui représentent 80% des ventes, repose sur un système de diffusion exclusif. Ainsi, les libraires ne peuvent obtenir les bouquins d’un éditeur français qu’auprès d’un seul diffuseur. Ce dernier fixe unilatéralement les prix de vente conseillés pour les ouvrages dont il a l’exclusivité. Et, pour cela, il convertit les prix français en appliquant ses propres tabelles de conversion euro-franc à un taux qui lui est plus favorable que les cours réels. Le différentiel, plus ou moins prononcé, finance son fonctionnement et assure sa marge. La plupart des diffuseurs romands sont des filiales des grands éditeurs français qui tirent les ficelles en ayant le dernier mot sur les tabelles et en fixant des objectifs de rentabilité. L’approvisionnement rapide des libraires est ensuite garantit par un distributeur.